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Obama et le Québec N° 272 - septembre 2008 |
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Le portulan de la bohème
La somnolente, la croyante, la méfiante et l’irascible Jean-Claude Germain |
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J’avais six ans lorsque j’ai rencontré ce qui me tient encore lieu de religion derrière la vitre patinée d’une librairie de la rue Papineau. Transfiguré sur place devant une vitrine sans attrait particulier, à quelques portes au nord du cinéma Dominion, j’ai tout de suite reconnu l’Église que j’allais fréquenter toute ma vie. Après le collège, je n’ai jamais remis les pieds dans un temple proprement dit, sauf pour assister à des funérailles, mais je n’ai jamais pu résister à l’appel de vitrine d’une librairie. Sans compter les nombreuses incartades dans les bibliothèques de ma première jeunesse, mon assiduité fut exemplaire : au moins une visite par semaine. Souvent deux. Ou trois. Mon chemin fut plutôt de Dumas que de Damas ! Aujourd’hui lorsque j’assiste à un spectacle au Théâtre de la Licorne, j’ai pris l’habitude de jeter un coup d’œil de l’autre côté de la rue, comme si une variation singulière de l’éclairage ambiant pourrait me permettre de revoir en un éclair la vitrine originelle. Y avait-il même une librairie derrière elle ? Assurément puisque j’y suis entré. J’ai franchi le portail du sanctuaire et posé un geste qui a engagé toute mon existence. Ma mère m’avait donné les sous et j’ai fait l’acquisition d’un livre de mon choix. Comme un grand ! Tout à ma première convoitise, j’en ai pris possession en toute innocence. Comment aurais-je pu deviner que ce serait le livre qui prendrait possession de moi ? En me tendant le sac où il avait glissé le bouquin, le libraire m’a décroché un sourire énigmatique. Je sais maintenant que le Malin reconnaît les siens à leur façon de manipuler le livre comme un objet précieux. Dans ce petit sac à malices, plutôt quelconque, le libraire avait glissé tous les milliers de livres que j’achèterais par la suite. J’étais entré dans sa librairie avec un besoin, j’en suis ressorti avec un destin. La vitrine fabuleuse me fascinait et j’y revenais constamment pour y soupeser le pour et le contre d’un prochain achat. Le plaisir de l’indécision me plongeait dans un état proche de l’euphorie comme les changements d’images d’un kaléidoscope. L’étalage pourtant n’avait rien d’extraordinaire. Des livres et des livres. Sans apprêt. En pile ou à plat. S’appuyant les uns sur les autres. Plus ou moins en pyramide. Des romans de cape et d’épée. Zévaco. Féval. Le Capitan. Le Bossu. Le Mouron rouge de la baronne Orczy. Eugène Sue avec ses Mystères de Paris. Rocambole de Ponson du Terrail. Et comme l’apparition inopinée d’un carme déchaussé dans une salle d’armes - Corps et Âmes de Maxence Van der Meersch. Rien pour aiguiser l’appétit d’un bibliophile. Tout ce qu’il y avait de plus banal. Sauf pour une rangée de titres dans lesquels tous les autres se reflétaient, se répondaient et se complétaient. Une enfilade d’ouvrages-gigognes à l’avant de la vitrine où Cyrano confrontait D’Artagnan, Lagardère enseignait la botte secrète de Nevers au Capitan et le Mouron rouge était sauvé du couperet de la guillotine par Ange Pitou. La collection était une idée racoleuse d’éditeur : emprunter des héros à la ronde et profiter de l’addition de la réputation de chacun pour multiplier les lecteurs. La proposition éditoriale tablait sur une croyance populaire entretenue par les journaux : tous les gens célèbres et toutes les vedettes de cinéma se connaissent et se fréquentent. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les héros de romans ? Ce n’était pas si fou que ça ! Dans des ouvrages critiques fort savants où Flaubert est cité avec révérence, Blanchot, Barthes et Derrida nous ont enseigné ce que ma vitrine de la rue Papineau m’avait appris tout bêtement. La littérature naît de la littérature tout comme les livres s’engendrent les uns les autres. À six ans, j’étais persuadé que la vie m’attendait dans les pages du volume que je lisais et que le monde entier tenait dans une librairie. Il me restait à découvrir que le mal de lire pouvait être une raison de vivre et bouquiner un cheminement initiatique. La qualité unique et incomparable du Collège Sainte-Marie était sa situation géographique qui donnait accès à la majorité des librairies françaises et anglaises de la métropole dans un rayon d’un mille carré. Ses élèves, dont j’étais, avaient la possibilité d’en explorer une nouvelle chaque jour pendant au moins deux ou trois semaines. À l’Ouest. La Librairie Flammarion, rue University, coin Cathcart. Des livres et des escabeaux pour atteindre le haut des étagères. Des fonds d’édition au grand complet. Des îlots qui créent des points aveugles pour énerver les libraires ! Et cette idée associée depuis aux pharmacies : dans une librairie, on peut trouver tout ce qu’on cherche. L’étape ultérieure de mon initiation a été d’apprendre que c’est plutôt le livre qui vous cherche et vous trouve. Mais n’anticipons pas. Laissons-nous griser par l’ivresse de ces midis ensoleillés par les livres. À l’Est. La Librairie Tranquille, Sainte-Catherine, coin Saint-Urbain. Encore des livres, cette fois classés dans des étagères bleues, coiffées d’une cimaise pour accrocher des toiles. Au milieu de la pièce, on aurait dit la coque d’un bateau-comptoir et au centre, un capitaine fort en gueule qui arpentait incessamment le pont. Des plaquettes rares, à petit tirage. Une excellente section de poésie. Des romans sulfureux, dont une Crucifixion en rose d’Henry Miller, dans une jaquette jaune. Un choix critique plutôt qu’un inventaire. Au gré de mes après-midi de congé du mardi et du jeudi, en sus de mes heures de dîner, j’ai fréquenté toutes les librairies du centre-ville. Il y avait les somnolentes qui s’efforçaient de ne pas remarquer la présence des clients, Deom, le pendant de Flammarion rue Saint-Denis et la librairie populaire Pony, rue Sainte-Catherine, coin Labelle. Dans les alentours de l’église Notre-Dame, les croyantes bénissaient leurs clients d’un sourire béat en glissant une image sainte dans leurs achats, comme chez Beauchemin ou chez les Frères des écoles chrétiennes. Sainte-Catherine, coin Crescent, la première librairie anglaise consacrée exclusivement au pocket book, Classics, se classait parmi les méfiantes qui toisaient le client à l’entrée, le dévisageaient à la caisse et transperçaient son dos d’un regard vrillant à la sortie. En tête du peloton des irascibles, le libraire Ménard, rue Sainte-Catherine à l’est de Saint-Laurent, n’hésitait pas à abandonner sa caisse pour pister un client et se méfiait des imperméables même les jours de pluie. Puis, il y avait son ancien associé, Tranquille, qui les engueulait carrément dès qu’ils poussaient la porte. Il y avait des jours où il était préférable de ne pas lui demander le titre d’un auteur qu’il détestait. Henri était aussi imprévisible qu’adorable. Si la pratique du livre poussait ses gardiens à la défiance, elle pouvait également se révéler une grande école de volupté. Sous le manteau et par-dessus le comptoir. Plus j’ai troqué les enseignements du cours classique pour ceux de la bohème, plus la librairie m’est apparue comme un laboratoire de concupiscence. Et pour cause. Trois sirènes veillaient désormais à mon instruction. Flammarion s’était doté d’une section de microsillons de musique classique, importés de France - une rareté à l’époque - et la disquaire me portait à faire des infidélités au jazz. Cela dit, elle s’y connaissait très bien en albums d’art. Une femme splendide, à la chevelure noire, qui parlait avec l’accent langoureux du Moyen-Orient. Il suffit que je tire un disque qui porte l’étiquette Erato ou Harmonia mundi de ma discothèque pour que son parfum capiteux m’envahisse à nouveau. Et je la revois, la poitrine frémissante et l’œil moqueur me disant : Paillard ! voilà un nom qui vous conviendrait. C’était le patronyme d’un chef d’orchestre. Mon second port d’attache était le Club français du livre, rue de la Montagne, en biais de la Librairie À la Page de René Ferron. Une blonde, cette fois. Au teint clair. Française et mignonne. Plutôt potelée. Rieuse. Le genre à sortir sans fausse pudeur d’une gravure libertine du XVIIIe siècle. Une belle pêche. Sa librairie faisait penser à un cabinet de lecture. C’est là que j’ai appris à caresser les livres de l’œil. Et de la main. Toutes ces reliures sublimes de Massin. Une en particulier. En velours embossé. L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. L’Ève du présent me souffle : Touchez comme c’est moelleux ! Et j’en tiens encore mon respir. Le secret est de caresser légèrement du bout des doigts, me murmure-t-elle dans le creux de l’oreille. La troisième prêtresse régnait dans l’arrière-boutique française peu fréquentée d’une librairie anglaise W. H. Smith, rue Sainte-Catherine, près de Peel. Les tables qui servaient de présentoir étaient très basses. Pour consulter les rayons où dominaient les surréalistes – toujours eux –, il fallait s’accroupir. Comme dans le titre du recueil de poèmes que la libraire s’apprêtait à publier en 1959, La duègne accroupie. Michèle Drouin, poétesse et peintre, était la moins exotique et la moins érotique des trois, mais de loin la plus intense. L’œil habité, la tignasse sombre, toute de noir vêtue, elle se voulait sybilline et chargée de secrets et de ruses comme une duègne. Le livre s’était fait chair. Son compagnon du moment, Jean-Paul Martino, également poète et auteur d’Osmonde (1957) et d’Objets dans la nuit (1959), était considéré comme le seul héritier de l’automatisme exploréen de Claude Gauvreau. Il avait fait de la provocation une seconde nature, tant dans le verbe que dans le look inquiétant. Sa tête émaciée était particulièrement dérangeante. Je ne me souviens plus si la transformation était survenue avant ou après son séjour en Italie chez les Tarentulards, une secte qui pratiquait une sorte de transe de Saint-Guy. Au milieu des années soixante, la bohème tenait salon au Bistro, rue de La Montagne, à quelques pas de Chez Bourgetel. L’endroit, habituellement bondé à ne pas pouvoir bouger, se vantait de posséder le premier zinc parisien authentique. Martino qu’on n’avait pas vu depuis des années ressemblait maintenant à un fantôme fraîchement rescapé du pays des Tarahumaras d’Antonin Artaud. Coincé au fond de la salle et saisi d’une panique soudaine ou d’une rage olympienne, il est monté alors sur la table sans dire un mot et s’est frayé un chemin hors de nos vies jusqu’à la sortie, en passant d’un plateau de marbre à l’autre tout le long de la banquette et en renversant tout sur son passage pour s’enfoncer à tout jamais dans l’oubli. Illustration vivante des derniers vers prémonitoires de ses Objets de la nuit : Un être humain bondit de pointes en pointes en scandant : Où suis-je ? Où vais-je ? Puis il s’arrête, tendant sa néantise vers la gélatine… pourquoi mourir avant de naître ? Sa sortie était déjà dans son livre. L’écriture ne procure pas l’impunité de la lecture. |
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