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La petite fée des PPP
N° 235 - décembre 2004
Le monde de Jacques Ferron
Je ne suis pas contemporain de mes enfants
Jacques Ferron
C’était à une époque récente, toute proche pour moi qui l’ai encore dans la tête mais que mes enfants ont du mal à évoquer ; elle leur apparaît ancienne, de sorte que je suis déjà devant eux comme un témoin historique. Je ne suis pas pourtant si vieux ! Mon père, quand j’avais leur âge, était d’une certaine façon beaucoup plus près de moi. Me parlait-il des Fêtes, je l’écoutais tout simplement. Ce qu’il me disait, je pouvais le vérifier. Il ne sortait pas d’un dictionnaire, il ne témoignait pas d’une époque révolue. D’une époque classée, étiquetée, enterrée, plus apparentée aux dinosaures qu’à ma génération. Il me mettait au fait tout simplement d’une tradition, c’est-à-dire d’un passé resté vivant auquel je participais tout autant que lui. Mon père était mon contemporain. Je ne suis pas celui de mes enfants.

Lorsque nous allions à la messe de minuit, il y avait une curiosité, une appréhension, un souci : y chanterait-on le Minuit, chrétien ? C’est un noël plutôt profane, d’assez mauvais goût, mais il convenait assez bien à une époque qui se complaisait dans la grandiloquence, ayant été formée à la musique, en dehors des églises, par les fanfares. Si mon père tenait tant à ce noël, d’ailleurs consacré comme tel par le dictionnaire Larousse, c’est que le curé y tenait beaucoup moins, ayant d’autres auteurs que le Larousse. Mon père était catholique anticlérical comme tous les notables de son temps, à l’exception de ceux qui trouvaient profit à la gestion des biens ecclésiastiques, et comme beaucoup de cultivateurs à l’aise. Cela ne nous empêchait pas d’avoir un banc privilégié dans la grande allée de l’église. Notre appartenance religieuse ne correspondait guère à celle que Jean Le Moyne a décrite. Nous y tenions néanmoins, même cet oncle libertin et charmant qui ne faisait ses pâques qu’à la Quasimodo. Nous aurions été outragés d’être chassés de l’église et, je crois, infiniment malheureux.

À vrai dire, sur le point du Minuit, chrétien, je trouvais mon père et le curé bizarres, mon père de s’y attacher, le curé de n’en vouloir point. Après tout, ce noël ne constituait pas à lui seul la Noël. Je ne comprenais pas que deux fiers hommes d’autorité, que je respectais et j’admirais, fussent aussi capricieux et futiles. À cette époque, je considérais Noël comme une fête simple et belle, allant de soi. Je n’en connaissais pas les profondeurs, l’infinie richesse sous-jacente accumulée par tant de siècles, cet humus prodigieux que je pourrais nommer subconscient collectif et sur lequel ma petite idée avait poussé comme une brindille, mais je n’en ferai rien : les psychiatres ont déjà la tête enflée… Un exemple témoignera de cette vie souterraine : celui de la bûche de Noël qu’on mettait dans le foyer pour entretenir le feu pendant toute la nuit. Cette bûche de bois sec gardait ses racines vertes : quand il a fallu fermer le foyer où trop de chaleur se perdait et qu’on est passé du feu ouvert au feu fermé, aussitôt elle est réapparue sur la table de Noël sous la forme d’une pâtisserie.

Eh bien il y avait justement en dessous du Minuit, chrétien toute une série de noëls malins par laquelle la malice profane s’était immiscée dans le rituel de la fête et en avait contaminé le caractère sacré, série oubliée mais qui avait donné bien du souci aux curés des siècles passés, après le Moyen-Âge et la Contre-Réforme. Là se trouvait le fond de l’affaire et la raison du comportement un peu bizarre du curé et de mon père. Cette affaire avait fini d’ailleurs par s’arranger : le noël controversé fut chanté un peu avant minuit quand la nef et les jubés achèvent de se remplir et que le chœur reste encore vide. Le curé, gardien du sacré, ne cédait en rien et pourtant il avait trouvé le moyen de donner satisfaction à un engouement populaire, fixant ainsi sur un symptôme passager, appelé par son mauvais goût à disparaître de lui-même, l’incessante lutte du profane contre le sacré. Il fallut deux ou trois ans à mon père pour se rendre compte que son Minuit, chrétien restait en-dehors de la cérémonie religieuse. Je le vis regarder sa montre, puis, quand il fut bien sûr que son antagoniste était resté intransigeant tout en se montrant conciliant : Accommodants avec le ciel, accommodants avec la terre, ils trompent le bon Dieu et les hommes, ces curés ! Molière avait raison : tous des Tartuffes !

Je fus de son sentiment, bien sûr. Par après, j’ai lu et j’ai aimé Molière dont le génie est resté neuf alors que celui de Voltaire a bien vieilli. Molière n’a pas dit autant que mon père le voulait. J’en suis même venu à penser qu’il se pouvait que le personnage de Tartuffe fut surtout en ceux qui l’exécraient. Aujourd’hui, la complexité du phénomène chrétien, sa profondeur, son humanité me troublent. Je pense bien que je donnerais raison au curé.

D’ailleurs, il faut savoir que ce ne sont pas les anticléricaux du genre de mon père, des notables de chef-lieu et des cultivateurs à l’aise, qui ont profané la fête de Noël. C’était leur façon d’être catholiques. Je crois qu’ils l’étaient vraiment et que leurs luttes contribuaient à sauvegarder un certain équilibre à l’intérieur même de la pensée religieuse. Si mes souvenirs sont bons, nous avons eu notre arbre de Noël deux ans après le bedeau Paul (surnom de Paul Ferron, son frère né en 1926). Et encore était-ce un bien petit arbre. Le bonhomme ne nous l’apportait pas de gaieté de cœur. Après la messe de minuit, nous avions au réveillon un bouillon gras et très chaud. Puis nous montions nous coucher sans plus de cérémonie. Tous les cadeaux étaient gardés pour la fête du Jour de l’An de même que la bénédiction et les souhaits.

Historiette parue pour la première fois comme éditorial, sous le titre Minuit chrétien, dans L’Information médicale et paramédicale, vol. XX, no 3, 19 décembre 1967, p. 1.

Nous vous invitons à visiter le site Jacques Ferron, écrivain (www.ecrivain.net/ferron) qui est aussi le site de la Société des amis de Jacques Ferron

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