Bienvenue en Argentine, dans le village fantôme mondialisé ! ». C’est par ces mots que s’ouvre le documentaire de Naomi Klein (auteure de No logo) et Avi Lewis sur un phénomène en constante expansion dans ce pays, la récupération par les travailleurs d’usines et d’entreprises qui ferment leurs portes.
Le film s’attache surtout à un homme, Freddy Espinoza, et à ses compagnons qui, deux ans après la faillite de l’usine de pièces automobiles Forja San Martin dans laquelle il travaillaient, entament un processus difficile : reprendre une usine après avoir négocié avec les créanciers et la justice, rassemblé l’argent pour acquérir le bâtiment et les machines et appris à devenir à la fois travailleurs et chefs d’entreprise.
Mais, dans le contexte de la crise économique argentine où retrouver un emploi relève presque du miracle, c’est souvent la meilleure façon de survivre.
Depuis cinq ans, au moins 200 entreprises (130 au moment du film) ont ainsi été récupérées et elles emploient 15 000 personnes.
Il s’agit d’usines (textiles, métallurgie, électroménagers, produits chimiques, aliments, etc.) mais aussi d’entreprises de services (graphisme, imprimerie, édition, traitement de données, écoles primaires, cliniques de santé, hôtels, etc.).
Dans ces entreprises autogérées, explique Espinoza, chacun est administrateur (… on se surveille les uns les autres !), on a souvent tous le même salaire ou on pratique des écarts réduits selon le degré de responsabilité.
L’assemblée, composée de tous les travailleurs, est l’organe souverain. Ses décisions sont basées sur un fonctionnement participatif et démocratique (un travailleur, un vote).
Klein et Lewis nous apprennent que, dans beaucoup de cas, après quelques années de fonctionnement « sous contrôle ouvrier », les travailleurs gagnent davantage que ce qu’ils recevaient des anciens propriétaires.
Ne cherchant pas à maximiser les profits, ils peuvent non seulement se payer des salaires viables pour eux et leurs familles, mais aussi vendre moins cher que les concurrents les produits qu’ils fabriquent et se gagner de nouveaux clients.
C’est le cas, disent les réalisateurs, de la compagnie de céramique Zanon qui s’est même mise à embaucher des chômeurs de son quartier, augmentant le nombre de son personnel de 260 à 440 depuis l’autogestion.
Toujours menacée d’éviction après trois ans de fonctionnement, cette entreprise dont le slogan est « Zanon appartient au peuple » jouit d’un extraordinaire appui populaire.
« Ils ont fourni gratuitement des tuiles à des hôpitaux et écoles », dit une femme qui, comme des milliers d’autres gens des environs, s’est interposée entre la police et les travailleurs pour repousser six ordres d’expulsion.
Le processus commence généralement par un permis d’inspection accordé par les tribunaux. Les travailleurs font alors le compte de ce qui manque et instaurent une surveillance permanente pour empêcher la fuite du matériel et des équipements encore sur les lieux.
Parfois, travailleurs et anciens propriétaires se sont auparavant entendus pour échanger les sommes dues aux premiers (arrérages salariaux, licenciements illégaux, etc.) contre la location de l’usine ou l’acquisition des machines et de la marque.
Quand il y a désaccord, comme dans le cas de Forja San Martin, la stratégie judiciaire des travailleurs consiste à faire exproprier l’entreprise en la déclarant « d’utilité publique » au motif qu’elle a reçu des millions en subsides d’État.
À partir de là, les travailleurs créanciers peuvent s’en porter acquéreurs à condition d’avoir un capital de base et un plan d’affaires démontrant qu’ils peuvent rembourser les dettes des anciens propriétaires auprès des banques.
Les autorisations judiciaires accordent alors la propriété des machines et l’occupation des lieux, mais pour un temps seulement (le plus souvent deux ans). Ensuite, tout est à négocier de nouveau.
C’est ce qui est arrivé aux 58 couturières de Brukman qu’on voit empêchées d’investir l’usine (avec gaz lacrymogènes et balles de caoutchouc!) malgré l’aide de la population locale accourue sur les lieux.
Les employées tentaient un retour, ayant été délogées quelques jours auparavant après l’expiration des deux ans et une victoire en appel des anciens propriétaires qui cherchaient à reprendre l’usine. Six mois après la parution du film, une décision du conseil municipal réintégrera les travailleuses dans l’usine.
Entre ces joutes judiciaires (celle des travailleurs de Forja San Martin aura duré une année au terme de laquelle un vote de la Chambre des députés leur accorde le droit d’exploiter l’usine), les travailleurs doivent aussi se dénicher des clients.
Le film montre Espinoza et ses camarades négociant avec les représentants d’une coopérative de tracteurs (ex-Zanello) l’achat par ces derniers des pièces que fabriquera la future usine.
En entrevue, Lewis et Klein évoquent souvent la brève récupération de leur usine par les travailleurs d’Alcan, à Arvida, en janvier et février 2004. Pourtant, Alcan a fermé ses portes malgré 100 000 dollars en aide fédérale et des profits de 600 000 $ au cours des deux dernières années sans compter plus d’un milliard $ en exemptions et reports d’impôts et une dette écologique considérable.
« En Argentine, dit Avi Lewis, de tels faits sont suffisants pour appuyer les travailleurs dans leur subversion contre la propriété privée. Pas au Québec ni au Canada ».
Malgré tout, le film idéalise un peu trop un mouvement qui n’a pas que des admirateurs dans la gauche argentine. Par exemple, ces « travailleurs-patrons » qui risquent à moyen terme, pour se maintenir devant la concurrence, de se surexploiter eux-mêmes, indisposent le mouvement syndical. D’autres voix affirment que le mouvement (appelé parfois non sans ironie « zapatisme urbain ») est encouragé pour éloigner les travailleurs de l’action politique.
De nombreux passages du film sont consacrés à la campagne électorale et à la visite du FMI à Buenos Aires, de même qu’aux propos apolitiques de la jeune Maddy (ex-chômeuse embauchée par Zanon). Ils ont trop pour effet de mettre Nestor Kirchner et Carlos Menem dans le même panier.
Sur son site web, le Mouvement national d’usines récupérées par les travailleurs (MNFRT) dénonce le film et affirme que le président Kirchner aurait instruit pouvoirs municipaux, juges et fonctionnaires de ne pas mettre de bois dans les roues des nouvelles coopératives.
Les réalisateurs adoptent ainsi une vision typiquement alter-mondialiste pour qui il faut « occuper, résister, produire » (le slogan des usines récupérées) en dehors des gouvernements et contre eux, quels qu’ils soient.
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